Prof.Dr. Ismail Taspinar
Université de Marmara, Faculté de Théologie
Département d’Histoire des Religions
Le Coran comme parole (Kalâm) révélée de Dieu a été toujours l’objet vénéré par les musulmans avec lequel toute chose se dote de sacralité. L’Ecriture (Kitâb) qui est la transmission de cette parole est le symbole par excellence de la ‘parole divine’. Pendant les années qui ont poursuivi la mort du Prophète, les discussions sur la fixation d’un texte canonique n’ont pas cessé d’occuper les compagnons successeurs (Khalifa). Même si il y eu une distinction entre la transmission du Coran sur des supports matériels (Mushaf) et la parole lui-même (Coran), le respect accordé nous permet de percevoir l’importance, la véneration qu’accordent les musulmans à l’Ecriture” (Kitâb) dès le debut de l’Islam. Les liens entre le message révélé et l’écriture qui est d’une façon le ‘symbole’ de ce message sont tout à fait particuliers. Mais, à l’instar de l’Ecriture (Kitâb) –comme depôt de la vérité-, l’écriture qui nous la transmet est aussi considérée sacrée.1 Ainsi, tout matériel sur lequel sont ecrits des versets du Coran deviennent ipso facto ‘l’intermédiaire’ par lequel cette vérité se transmet.
La mosquée, est un espace dont l’accès peut être différent selon des modalités qui ont variées jusqu’aujourd’hui. Cet espace est réservé aux croyants pour leurs activités religieuses et certaines pratiques contemporaines. L’intérieur comprend en général une cour et un espace couvert dans lequel ils se trouvent des points fixes aux valeurs pratiques et symboliques (parfois les deux) comme le minbar (lieu de prêche du Vendredi), le mihrab (lieu où l’imam dirige la prière), le minaret (lieu où se fait l’appel à la prière), la maqsura ou hunkar mahfili chez les ottomans (la pièce privée et réservée au souverain) et d’autres éléments de moindre importance. Selon Oleg Grabar, aucun de ces éléments, à part le mihrab, n’a eu une histoire continue et aucune de ces histoires n’a encore été écrite.2 On ne peut qu’adhèrer à ce que Grabar dit. Mais, il y a un autre aspect auquel l’histoire de l’art islamique n’a pas encore été étudié: c’est la calligraphie qui orne les architectures islamiques. Ce modeste travail veut attirer l’attention, au tant qu’il peut, à cet aspect historique et fonctionel des calligraphies dans la limite des écritures de quelques mosquées d’Istanbul.
En général, l’art islamique est un art décoratif. Même si, d’une part, on considère l’ornement comme une caractéristique secondaire; la calligraphie est à elle seule un ornement de beauté et un monument à part entière. Oleg Grabar, propose de définir l’ornement dans l’architecture islamique comme une forme intermédiaire qui rend possible la transmission de la communication visuelle d’un message social et politique selon leur utilisation. C’est exactement ce que les calligraphies utilisées dans les édifices ont eu comme fonction. Et cela, non seulement dans les lieux publiques comme les sérails, les turbés, les caravansérails, les forteresses, les remparts, les konaks, les yalis, les gracieuses fontaines et les chateaux mais aussi les lieux religieux et plus précisément celles qui se trouvent dans les mosquées.3
La fonctionalité sociale et communautaire des mosquées ne peuvent être négligés. Même si l’intensité de la pratique musulmane dans les mosquées et lieux de prières (masjid) varie selon l’heure et le lieu. Les mosquées sont des lieux où on peut prier tout seul ou avec la communauté n’importe où et à n’importe quel moment. Les mosquées sont aussi des lieux de rencontres individuelles et collectives. Les nombreuses fonctions urbaines remplies par les mosquées les rendent uniques. C’est exactement pour cela que la mosquée a été le lieu par excellence pour transmettre le message, tant religieux que politique.4
Les inscriptions calligraphiques qui se trouvent dans toutes les mosquées ottomanes comme ornements comprennent des messages qui donnent un sens particulier à telle mosquée ou bien qui cherchent à inspirer les croyants une réalité préconçue par leurs bâtisseurs. Même si nous ne savons pas comment ces formes et les sens qu’on peut leur attribuer avaient été perçus au cours des siècles par leur interlocuteurs, il est cependant indiscutable que ces éléments d’arts ont joué un rôle majeur pour la transmission de l’idéologie officielle.5
L’espace, la décoration, les activités et les symboles sont les éléments constitutifs dans chaque mosquée. Entre ces éléments, la calligraphie comme décoration et ornement du lieu sacré est un élément saint ou sacré en soi, mais peut aussi se transformer en même temps en une chose qui transmet un message des événements extérieurs. On a souvent souligné la fonction pédagogique des calligraphies. Par exemple, on a souvent dit que grâce à la calligraphie, le Coran était sans cesse présent dans la vie de chaque musulman; que les versets calligraphiés ornent les murs des mosquées, les fûts des minarets, les lampes en verre et les lustres en bronze suspendus au plafond, les encadrements du mihrab et les bases des coupoles qui sont une invitation permanente à la récitation de la Parole divine. Outre sa valeur esthétique, ces calligraphies avaient également une mission pédagogique qu’elles proclamaient les grands dogmes de la foi islamique.6 Mais, dans tout cela on a omis, d’une manière ou d’une autre, les dimensions théologico-politiques et idéologiques de ces calligraphies.
La présence des tombeaux des saints peuvent être un des motifs de sacralisation des mosquées. Mais, la présence des décorations calligraphiques ont non seulement la possibilité de donner une charge religieuse mais aussi politico-idéologique. Ce qui a été souvent passé inaperçu par les historiens. Pour les mosquées ottomanes, ce double fonction des calligraphies sont l’un des fonctions visuelles le plus important dans les lieux de prière et spécialement dans les grandes mosquées. Ces écritures, en général, composées par des versets du Coran, sont par la plupart des cas, des messages politiques et idéologiques au mieux politico-religieux. Ils sont politiques par leur évocation du pouvoir de l’autorité suprême du gouverneur qui est le sultan. Ils sont idéologiques par leur définition des principes de l’Etat qui est le sunnisme, le dogme officiel de l’Empire. Ils sont politico-religieux par leur identification des messages politiques vécus avec les messages religieux coraniques. Comme par exemple la sacralisation des gloires et des conquêtes de l’Empire. Ces utilisations des calligraphies à des fins politiques et idéologiques sont en général présent dans les mosquées construites par les sultans et les hommes de hauts grades de l’Empire Ottomans. Les titres ci-dessous vont essayer de donner quelques exemples à propos de ces fonctions susdites des calligraphies.7
I. Le Dogme Officiel de l’État: Islam et Sunnisme
L’Islam en général et le Sunnisme en particulier ont été l’idéologie fondamentale de l’Empire Ottoman. Cette idéologie a été scrupulesement forgée et représentée dans tous les sphères théologico-politiques de l’Empire. Du point de vue de la religion, l’Empire Ottoman était le pays du commandant des musulmans et le Sultan qui est le Calife comme successeur du Prophète était le plus haut représentant par excellence de l’Islam contre les infidèles qui sont en général les Chrétiens. D’autre part, l’Empire Ottoman était aussi le gardien de la foi authentique qui est le Sunnisme contre l’hérétique par execellence qui est le Chiisme incarné par l’Iran Safavide. Par conséquence; l’Islam en particulier et les religions étaient une affaire relevant de l’État et non pas des religieux ou de la communauté des croyants. Ainsi, intégrant les savants en sciences religieuses (les oulémas) dans le corps de l’État, l’Empire contrôlait au nom du sultan qui est le Calife, les affaires et l’espace religieux par le biais de l’institution nommé Şayhu’l-Islam (la présidence de l’Islam). Cette monopolisation de l’espace religieux visait aussi à empêcher qu’il soit investi par d’autres acteurs non-sunnites issus des dynamiques autonomes ou de toute contestation religieuse de la communauté musulmane, à savoir le Chiisme et ses branches, susceptible de se légitimer par la référence sacré jugés ‘hérétiques’ (zındık).8 Ainsi, ces deux aspects théologico-politiques, dont l’Islamité et le Sunnisme, de l’Empire Ottoman vont être présent par les écritures calligraphiques de toutes les mosquées sans exception.
La calligraphie du proclamation de ‘l’unité de Dieu et de Muhammed comme le prophète de Dieu’ qui se trouve sur l’encadrement situé sur la porte du minber qui est le lieu où la prêche du Vendredi est faite par l’imam, est le texte fondateur de l’Empire Ottoman. C’est en passant par cette porte que l’imam doit prêcher les principes de la religion et doit donner des conseils en accord avec la politique de l’Empire.
Le deuxième principe idéologique de l’Empire Ottoman qui est le Sunnisme est articulé non seulement dans l’introduction de la prêche du Vendredi mais aussi scrupuleusement calligraphié sur tout le contoure de la coupole des mosquées. Ces calligraphies qui ornent le contour des dômes se composent des noms des quatres premiers califes de l’Islam sunnite qui sont Abou Bekir, Omar, Osman et Ali. D’après les Chiites, les trois premiers califes ont usurpé le droit califale de Ali qui est le gendre et le neveu du Prophète. Toujours selon ces derniers, le Prophète a prédit et choisi Ali comme le premier ‘Imam’. Cette dispute qui a été vecue le jour même de la mort du Prophète et pendant le premier siècle de l’Islam, va être à l’origine de l’idéologie théologico-politique des deux grandes puissances des pays musulmans qui sont l’Empire Ottoman et l’Iran Safevide. Cette rivalité entre ces deux cultures politico-religieuses va être concrètisée par l’affirmation des quatres califes par le Sunnisme lequel va être l’idéologie de l’Empire Ottoman.9 Les plus belles calligraphies qui comportent les noms des quatres premiers califes sont les fameux pendentifs qui se trouvent sous la coupole de la mosquée Sainte-Sophie à Istanbul.
II. L’Autorité Absolut du Sultan et de l’Empire
Le Sultan Ottoman est l’ombre de Dieu sur la terre et le successeur (le Calife) du Prophète Muhammed. Par ce statut de représentant suprême de l’Islam et des musulmans, le Sultan est le joyau de l’Empire auquel l’obéissance à son autorité est conçue comme une obéissance à Dieu et à son Prophète. Ce message est dicté soigneusement par l’intermédiaire des versets tirés du Coran et calligraphiés sur des panneaux qui ornent les mosquées impériales.
L’universalité de l’Empire est une idée qui est revendiquée et exprimée à plusieurs reprises. La notion de l’autorité absolut de Dieu qui est articulée par le verset de la Trône (Ayat al-Kursî) est repris et réitéré souvent dans les grandes mosquées impériales comme une expression du pouvoir et de la domination universelle de l’Empire.10 Le texte du verset de la Trône calligraphié orne d’un bout à l’autre les murs des mosquées érigées pendant l’apogé de l’Empire Ottoman (15.-16. Siecles). La mosquée de Fatih construite par le Sultan Conquéreur Mehmet II et la mosquée de Suleymaniye (1557) construite par le Sultan Soliman le Magnifique sont les deux mosquées où on peut observer le caractère dominant de cette calligraphie.
Et pour garantir cette obéissance sans contestation, une parole (soit-disant attribuée au Prophète) selon laquelle ‘Pieux ou pas, quelqu’il soit sa vie personelle, il est strictement ordonné d’obéir au Sultan’ est retransmis par des panneaux qui décorent les murs des mosquées impériales.
III. La Gloire de l’État Conquérant
L’Empire Ottoman qui est guidé et dirigé par le représentant du Dieu Absolut avait par conséquent le droit absolut de conquerir le monde entier qui appartient à son Créateur qui est l’Unique Dieu. Ce pourquoi, les guèrres faites au nom du Sultan sont en vérité réalisées au nom de Dieu et nommé par ce biais ‘djihad’. La victoire et la conquête sont aussi considérées comme un signe de l’aide et de la présence de Dieu. Ainsi sacralisée, la guerre contre les ennemis et les infidèles devient le principe de la politique conquérante de l’Empire Ottoman qui ne peut être que soutenu par la participation des croyants.
La conquête le plus emblématique de l’histoire Ottomane est la conquête de Constantinople par le Sultan Mehmet II qui prendra le surnom de ‘Conquérant’ (Fatih). La mosquée bâtit pour la commémoration de cette conquête qui a été prédite par le Prophète, prendra le nom de la ‘Mosquée du Conquérant’ (Fatih Camii). L’idéologie de la conquête perpétuelle est soutenue par les versets et les paroles du Prophète inscrits sur les murs des grandes mosquées impériales à savoir la Mosquée de Fatih (1470) et de la Mosquée de Şehzade (1548). Ainsi, les versets qui se trouvent dans la sourate de ‘la Conquête’ (Fetih) qui racontent la conquête de la Mecque effectué par le Prophète, sont récupérés pour légitimer les conquêtes réalisées par l’Empire Ottoman.
IV. La Jutice de l’État-Providence
La justice est formellement inscrite dans tous les édifices publiques et officielles de l’Empire. Les calligraphies concernant la justice de l’Etat ont comme mission d’invoquer l’importance de la ‘justice’ pour la perennité de la religion comme idéologie, du Califat comme chef des croyants et la continuation à des nouvelles conquêtes. Pour l’Empire Ottoman, la réalisation de la justice se faisait par l’intermédiare de l’application de la loi qui est la ‘Charia’. Ainsi, le peuple est invité à se soustraire devant l’application de la Charia pour pouvoir régner la justice. Dans l’Empire Ottoman, la charia n’était pas limitée aux preceptes qui se trouvent dans les versets du Coran ou dans les paroles du Prophète. Les décrets, les firmans et les règles (kanun) qui constituent les lois édictées par le Sultan qui est le représentant de Dieu sur la terre et le Califat comme successeur du Prophète, étaient considérés comme ayant autant d’autorité dans la Charia. Les croyants étaient constamment invités à obéir au Sultan, qui est égal à l’obéissance à Dieu, par les prêches et les calligraphies qui ornent les murs des mosquées. Car, selon la parole du Prophète, les décrets et les règlements promulgés par le Sultan ne sont qu’inspirations divines.
Bibliographie
1. Michel Chodkiewicz, ‘Les musulmans et la Parole de Dieu’, Revue de l’histoire des religions, tome 218, n°1, 2001, pp. 13-31.
2. Hamit Bozarslan, ‘Sécularisme, Religion Et Nation: Les Cas Turc, Pakistanais Et Israélien’, Esprit, no. 333 (3/4), 2007, pp. 235–241.
3. Solange Ory, ‘Du Coran Récité au Coran Calligraphié’, Les usages du Coran. Présupposés et Méthodes: Formgebrauch des Korans. Voraussetzungen und Methoden, Arabica , 2000, T. 47, Fasc. 3. pp. 366-380.
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7. Corinne Bonnet – Oleg Grabar, ‘Entretien avec Oleg Grabar: L’art islamique et l’Antiquité’, Anabases , 2010, No. 11 (2010), pp. 205-216.
8. Oleg Grabar, ‘La Mosquée et le Sanctuaire: Sainteté des Lieux en Islam’, Revue de l’Histoire des Religions , Octobre – Décembre 2005, Vol. 222, No. 4, pp. 481-489.
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10. Annemarie Schimmel, Calligraphy and Islamic Culture, London, 1990.
11. Şenay Özgür, Oleg Grabar ve İslam Sanatı Yorumu, İzmir 2007.
12. Georges Charensol, ‘Les Beaux-Arts, L’Islam a Paris’, La Nouvelle Revue des Deux Mondes, JUILLET 1977, pp. 174-178.
13. Titus Burckhardt, L’Art de l’Islam, Langage et Signification, Paris 1985.
14. Murat Sülün, Hatları ve Kitabeleriyle Âbidevî İstanbul Camileri, t. 1-2, İstanbul 2018.
15. Ahmet Yaşar Ocak, Osmanlı Toplumunda Zındıklar ve Mülhidler: 15-17 Yüzyıllar, İstanbul 1998.
16. Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie, De l’empire Ottoman à Nos Jours, Paris 2013.